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Porcupine Music "L'art qui vous prend à rebrousse poil"
5 février 2012

"Quinte floche", du quintette au quintette

   Bonsoir, chers internautes !

   Je poursuis mon parcours rétrospectif de Miles en changeant un peu la donne. Je sais que certains ne seront que moyennement intéressés par le musicien ou par le jazz. Aussi, plutôt que de parler des différents styles abordés par le trompettiste au cours de sa carrière PUIS de chroniquer certains disques-clefs, je vais habilement insérer ces chroniques au sein du tracé chronologique que je me suis proposé.

   III-Le "hard-bop" (1955-1956)

   C'est plus ou moins dans ce courant que Miles va se révéler être -enfin- le leader incontesté d'un groupe régulier pendant plus de deux ans. Commençons par le décrire brièvement, ce courant, et à dire qu'il porte bien mal son nom. En aucun cas le "hardbop" n'
est plus dur, plus agressif, plus rapide que le bebop. Il s'agit au contraire d'un bebop un peu plus assis, plus sérieux, moins virevoltant dont le chantre incontesté, à nouveau, n'est pas Miles qui , vous commencez sans doute à le  comprendre, préfèrait naviguer de style en style plutôt que de se fixer sur un seul, mais Sonny Rollins, le "colosse du saxophone". Dans le disque du même nom, Sonny montre que le hardbop est plus massif, moins tonal et plus tourné vers le blues que ne l'était le style précédent. Jugez plutôt :

albumcoverSaxophoneColossus

 Saxophone Colossus, 1956



Sonny Rollins - Saxophone Colossus

   
   Miles, disais-je donc, est enfin à la tête d'un quintette régulier dans ces années-là : un fabuleux quintette qui voit la popularité du trompettiste grimper en flèche. Il est constitué de Philly Joe Jones à la batterie, de Paul Chambers à la basse, de Red Garland au piano et de ... John Coltrane au saxophone ténor. Personne n'a encore la moindre idée du génial musicien que ce petit jeunot va devenir, il avait même plutôt tendance à agacer à l'époque avec ses solos interminables. Miles décide de l'engager malgré les critiques, nouvelle preuve de son flair et de son talent sans égal à dénicher celui des autres.

   La musique proposée n'est pas novatrice pour un sou, mais s'intercale entre le be et le hardbop, et tire le meilleur profit des deux styles. Une certaine sophistication des structures tente cependant de rompre le sempiternel schéma "thème-soli-thème" dans lequel le jazz semble se complaire. Les musiciens s'entendent comme larrons en foire de sorte que les séances d'enregistrement de ce groupe pour le label Prestige enchaînent les morceaux avec un naturel déconcertant, et il n'est pas rare que la première prise soit celle qui est retenue (il est savoureux d'entendre à ce titre les expressions d'enthousiasme de Miles et de ses acolytes à la fin de certaines pistes).

   Cette période est enfin cruciale pour une dernière chose : Miles affirme enfin son jeu : un lyrisme dépouillé et sombre, une sonorité poignante, notamment grâce à l'utilisation de la sourdine Harmon, saturée d'harmoniques, qu'il adopte définitivement. De fait, les ballades sont extrêmement réussies dans les différents disques du quintette, et toute la force expressive de sa sonorité parvient à maturité. Ecoutez donc (j'ai vicieusement choisi le titre My Funny Valentine pour montrer que, très objectivement, la version de Miles écrase celle de Chet Baker ;) )

images

Cookin with the Miles Davis Quintet, 1955


http://www.youtube.com/watch?v=HS2BUr83O-8

Miles Davis, My Funny Valentine

   A partir de ce moment, Miles ne sera plus jamais sideman (à une exception près) mais deviendra leader à part entière tous les groupes dans lesquels il participera.

IV- Le jazz "ellingtonien", orchestral (1957-1962)

   Séduit par les expériences du nonette de "Birth of the cool", Miles n'a pas abandonné l'idée de jouer avec un grand ensemble, ce qu'il décide bientôt de réaliser en refaisant appel à son désormais complice : l'arrangeur et chef d'orchestre Gil Evans. Trois chefs-d'oeuvres incontestés (mais pas incontestables, chacun ses goûts) du jazz sont issus de cette collaboration : Miles Ahead (1957), Porgy and Bess (1958) et Sketches of Spain (1960). Chacun de ces albums est le résultat d'un projet bien précis.

   Le premier, Miles Ahead, est une mise en lien cohérente de reprises disparates de "tubes" de l'époque qui subissent un sérieux ravalement de façade. Ce qui impressionne, c'est l'homogénéité du son d'ensemble, alors que les styles des morceaux repris sont très différents les uns des autres. Miles et Gil ont enregistré l'ensemble des pistes du CD en une longue suite et le tout s'enchaîne admirablement.

   Forts du succès critique et populaire du disque (placé au même niveau que les big bands de Duke Ellington et de Count Basie, c'est dire) Les deux compères récidivent en offrant une version plus jazz de l'opéra de Gershwin Porgy and Bess. Le succès est à nouveau au rendez-vous, le raffinement des arrangements de Gil fait à nouveau merveille, à mi-chemin entre jazz et classique. Néanmoins, Miles peste contre le peu de temps imparti aux musiciens pour répéter avant l'enregistrement, ce qui se ressent par certaines approximations (négligeables) dans la mise en place rythmique de certains passages.

   Le dernier fait, comme son nom l'indique, une large place à l'Espagne. Des compositeurs comme Aranjuez et Manuel de Falla sont naturellement conviés. La présence de castagnettes est égalament à noter. C'est surement dans ce disque que la mélancolie presque déchirante et éprouvante que la sonorité de Miles peut avoir est la plus significative. C'est également dans ce disque que l'on touche du doigt le primat de l'émotion sur la technique chez le trompettiste. Certains passages sont assez approximatifs, voire faux sur le plan technique, mais la force émotionnelle provoquée par ces erreurs elles-mêmes emporte le morceau. Je pense notamment au climax de la longue suite en crescendo composée par Gil Evans : Solea, où l'intensité est proche de l'insoutenable et où le trompettiste se risque dans un suraigu douloureux, à la sensiblité écorchée. Saisissant. Ecoutez :

 

 074646514221

http://www.youtube.com/watch?v=AHEzyqhDASw

Solea, Gil Evans (1960). Ecoutez en priorité le passage sublime entre 8:30 et 9:30, proprement magique.

   Cette période permet d'affirmer une autre chose : Miles compose peu. Il n'hésite pas, plutôt à solliciter le talent d'écriture de ses partenaires. Miles n'est pas un bon compositeur, et il le sait. Mais c'est un formidable créateur d'univers, un génie pour mettre au point une symbiose presqu'organique à la musique qu'il met en oeuvre. Ainsi, si c'est Gil Evans qui a écrit ou composé len plus, c'est Miles qui a mis au point la vision d'ensemble de tous ces projets, et apporté la touche qui les rendait vibrans et uniques. Miles est un homme d'intuition et de concept. Les autres lui servent à incarner les idées qu'il porte, mais qu'il ne parvient pas à réaliser seul.

    V-Le jazz modal (1958-1959)


   Cette période se révèle charnière, une véritable "Milestones" à plus d'un titre. Tout d'abord parce que, dans un processus comparable à la genèse de "Birth of the cool", Miles a lancé le jazz sur la piste du modal sans la poursuivre (Bill Evans, John Coltrane et dans une moindre mesure, Wayne Shorter, tous "sidemen" du trompettiste à leurs heures, s'en chargeront), mais surtout parce qu'elle voit la naissance de l'album de jazz le plus vendu au monde, et considéré comme le meilleur du genre par de nombreux amateurs, Kind of Blue.

 

miles-davis-kind-of-blue-1959

   Un arrêt est indispensable pour parler de ce disque mythique. La légende a même voulu que l'oeuvre ait été enregistrée en une seule prise (ce qui est faux), sans répétition. Toujours est-il qu'un incroyable sentiment de plénitude et de sérénité se dégage de ce disque, qui distille une impression d'équilibre proche de la perfection. Le titre n'est pas usurpé, c'est bien une tristesse bleutée qui nimbe le disque, un spleen d'une infinie délicatesse, une mélancolie toute en dentelles. Comment cette atmosphère est-elle générée?

   Tout d'abord, comme je l'ai souligné, par l'abandon de la tonalité pour la modalité. La tonalité distingue en effet nettement le majeur (plus gai) et le mineur (plus triste) tandis que la modalité brouille les frontières et crée une ambiance brumeuse en demi-teinte, ni gaie ni triste, une vague nostalgie, très particulière.

   Ensuite, parce que Miles a décidé de simplifier à l'extrême les grilles d'accord pour permettre d'ouvrir le champ de l'exploration mélodique aux solistes. "So What", tube absolu, sans doute le morceau le plus connu de Miles Davis, le montre clairement : deux accords répétés "ad nauseam" sont la seule contrainte, ce qui permet aux solistes de développer de longues phrases sans être bridés par une série d'accords complexe:

  
John Coltrane & Miles Davis "So What"(1959)

    Enfin, par la sonorité fantastique de Miles, la fougue de Coltrane, la vélocité de Cannonball Adderley au sax alto, la beauté hypnotique et trouble des accords de Bill Evans.

     Mais tout ceci ne saurait expliquer la magie de cet album, ce sentiment parfait de grâce et d'équilibre est probablement aussi le fruit du hasard, une alchime éphémère de musiciens particulièrement inspirés (d'ailleurs, la version studio de "So What" me paraît meilleure que celle de la video ci-dessus). Cet équilibre, Miles ne le retrouvera plus jamais, et le trompettiste jouera précisément sur la dissymétrie, la tension et la rupture dans ses prochaines oeuvres, comme s'il avait conscience lui-même d'avoir atteint un sommet insurpassable avec cet album.

   Il faut dire que deux piliers de la réussite du disque partent peu après sa parution : John Coltrane, qui se lance dans une flamboyante carrière en leader après quatre ans de bons et loyaux services auprès du trompettiste, et le pianiste Bill Evans (non non, ce n'est pas le même que Gil Evans), central pour satisfaire les aspirations modales du leader. C'est probablement ce double départ qui dissuadera Miles de poursuivre dans cette direction. Sans le génie de ses partenaires, ses intuitions n'aboutissent pas, et il va errer jusqu'en 1963 (1961 et 1962 sont des années terribles pour sa créativité) dans un hardbop très conventionnel qui ne le satisfait pas.

   Ce n'est qu'en 1963 que, entouré par les jeunes loups que sont Herbie Hancock, Ron Carter et le phénoménal batteur Tony Williams (17 ans cette année-là !) Miles va encore secouer les cadres du jazz et en bouleverser les codes, à sa façon. Le second quintette (le meilleur groupe du trompettiste pour certains) est sur le point de naître, mais ce sera pour la prochaine fois, chers internautes !

  

 

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